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Quand l'agilité n'est qu'illusion

L’agilité est devenue un leitmotiv dans les entreprises qui souhaitent s’adapter rapidement voire prendre des longueurs d’avance dans un marché VUCA. De nombreuses formations agiles sont délivrées, plusieurs projets sont menés avec ses méthodes. L’agilité est même la base des nouveaux modèles de leadership dans certaines ETI et Grands Groupes.

Pour autant, dans de nombreuses entreprises, nées à l’ère industrielle, l’agilité n’est qu’illusion. Gunther Verheyen décrit très bien le phénomène (voir figure ci-après).

Dans un premier temps, l’agilité est érigée en modèle, ses outils sont « imposés » dans les équipes puis cascadés dans les différents départements…Comme toutes nouvelles façons de travailler, l’approche génère beaucoup de résistance au changement, mais face à la détermination et à l’ambition affichée, les équipes continuent leurs efforts pour devenir agiles. Puis vient le moment de la désillusion souvent après plusieurs années. Les résultats espérés ne sont pas au rdv. Les produits développés ne génèrent pas la satisfaction tant souhaitée des clients, les équipes sont de moins en moins engagées, des talents partent vers des entreprises plus attrayantes, les délais s’allongent. Les plus sceptiques du départ prônent que l’agilité n’était qu’une mode, et qu’il et préférable de revenir aux recettes éprouvées du passé. Sauf qu’entre temps, le business a malgré tout bien évolué.

L’agilité n’est pas en cause dans l’absence de résultats. Plusieurs études ont largement démontré son efficacité lorsqu’elle est incarnée dans les actes et les pensées. Le problème de beaucoup d’entreprises est qu’elles se sont auto-persuadées d’œuvrer pour devenir agiles (à grand renfort de moyens) sans s'approprier réellement les codes. Certes elles adoptent les outils agiles, mais les utilisent avec la philosophie de l’ancien mode managérial (hiérarchisé, contrôlant en raison d’une aversion légitime aux risques, avec un focus davantage mis sur les besoins de l’entreprise plutôt que les besoins des clients). Or les outils sont juste des moyens. Leur efficacité dépend en grande partie des artisans qui les utilisent.

Comment savoir si mon entreprise est réellement agile ?

Pour savoir si l’agilité fait vraiment partie des comportements (et pas uniquement l’application d’outils générant cette illusion…), vous pouvez faire quelques observations et utiliser quelques questionnements ouverts 

Observations :

  • Sur une journée, combien de développeurs ont travaillé seuls à leur poste, combien ont travaillé en duo et pendant combien de temps ?
  • Comment réagissent-ils face aux critiques ?
  • Ont-ils tendance à coder d’abord et poser des questions plus tard ?
  • Vont-ils concrètement sur le terrain des utilisateurs (et pas seulement en salle de réunion avec eux ou avec le seul commanditaire)? Quand et à quelle fréquence ?
  • Comment parlent-ils des utilisateurs ? En parlent-ils  tous les jours ? Ou évoquent-ils surtout l’architecture et les fonctionnalités des produits ?

Quelques questions à poser 

Astuces de coach, faites remémorer les anecdotes pour mieux cerner les comportements spontanés, plutôt que des questions générales qui apportent des réponses dites politiquement correctes

  • Entraide et coopération : Racontez moi une chose que vous n’arriviez pas à comprendre ou à finaliser dans un projet. Qu’avez-vous fait ?
  • Tester rapidement : à quel moment préférez-vous demander des réactions des utilisateurs? Dès les premières ébauches, ou lorsque le projet est déjà plus «élaboré » ? Pourquoi ?
  • S’adapter : Racontez-moi une anecdote où vous n’étiez pas dans des conditions de travail optimales. Qu’avez-vous fait ?
  • Curiosité et apprentissage : Comment abordez-vous les tests de vos projets ? Quelles sont les questions que vous vous posez ? Si vous vous remémorez le dernier test avec une majorité de feedbacks négatifs, qu’avez-vous fait concrètement pendant et après ? Pourquoi ? Quelles sont vos sources d’informations et d’inspiration ?
  • Simplifier : lors de votre dernier sprint, qu’avez-vous concrètement simplifié dans votre façon de travailler ensemble, vos processus et dans le projet que vous développez pour votre client ?

Au final, grâce à ce diagnostic, vous saurez si la transformation agile est intégrée à l’ADN de votre entreprise. La transformation n’est pas effective si elle ne simplifie pas la façon de travailler et si elle n’engage pas ni ne dynamise pas les personnes (clients, équipes, parties prenantes).

Des équipes agiles sont-elles suffisantes pour créer une organisation agile ?

Imaginez cette équipe de rameurs, très expérimentée techniquement, très entrainée et très motivée. Elle dispose d’un maximum d’atouts pour gagner une course sur leur aviron léger et très affuté.

Imaginez maintenant la même équipe de rameurs, toute aussi forte techniquement, entrainée et très motivée sur une toute nouvelle embarcation, ronde cette fois-ci. Que pensez-vous qu’il arrivera ? Très certainement de l’incompréhension, puis plus d’efforts pour lutter contre l’inertie, des conflits probablement entre eux (mais que fais-tu ? …) suivis peut être de démissions face à l’impossibilité de manœuvrer rapidement en toute agilité.

Dans cet exemple, le bateau représente bien évidemment l’organisation dans laquelle les co-équipiers « agiles » opèrent.

Il ne suffit pas d’avoir des équipes agiles pour créer une organisation agile.

Il ne suffit pas de coacher les équipes sur le Manifeste Agile pour transformer l’organisation.  C’est une aide, mais ce n’est pas suffisant.

Vers une organisation agile

La systémie nous enseigne que les meilleures solutions pour transformer un système sont simples, de petites envergures et localisées dans de très nombreux endroits (contrairement à la croyance populaire qui voudrait que les gros changements nécessiteraient de grandes actions visibles).

Quelques points de leviers pour transformer une organisation en profondeur :

  • Aménagement des locaux
  • Mesures de performance
  • Systèmes de récompenses
  • Information visible et accessible
  • Politiques et procédures internes
  • Habitudes culturelles et normes
  • Mentalités (modèles mentaux, croyances…que se forgent les salariés et leur direction)

La clé est de les analyser et d’évaluer s’ils sont tous en cohérence avec les principes d’agilité.

Quelques pistes pour transformer votre organisation en intégrant ces leviers

  • Repérer les attitudes/choix mêmes minimes impactant négativement toute tentative de devenir agiles . Quelques exemples en entreprise:
    • Une salle collaborative, au design coloré et confortable…mais aucun tableau blanc et l’impossibilité d’accrocher des éléments aux murs au risque d’abîmer le revêtement. Raison invoquée: pas assez de budget dans le service pour investir dans les tableaux blancs. Dommage quand on sait que l’agilité utilise de nombreux outils visuels.
    • Un manager passant devant 2 salariés en train de discuter sur un sofa de l’entreprise lance « encore en train de discuter au lieu de travailler »… petite phrase anodine, qui sous-entend une imposition des anciennes pratiques

  • Agissez sur les paradoxes (les incitations et freins organisationnels présents de façon concomitante au sein des équipes): ex leviers et freins pouvant être révélés entre 2 services ayant des difficultés à collaborer:
    • Incitations organisationnelles favorables
    • Freins organisationnels
    • Volonté affichée de la direction de collaborer
    • Moyens mis en œuvre pour faciliter la communication y compris à distance
    • Les équipes se battent pour les mêmes ressources budgétaires
    • Le système valorise surtout l’expertise et se réfère systématiquement à l’expert référent
    • Questions : Quels sont leurs impacts ? Comment les amplifier ?
    • Question : Comment les réduire ?
    • Exemple : allouer plus de moyens, ou entrainer les équipes aux techniques pour transformer les obstacles (manque de budget) en opportunités.
    • Inciter à faire davantage de tests auprès des utilisateurs avant de prendre des décisions sur la seule base de l’expertise interne…



  • Oser changer les codes et les habitudes : 
    • Faire évoluer les évaluations de performance : intégrer des mesures de satisfaction client dans la performance des équipes digitales par exemple (plutôt que se focaliser uniquement sur les délais et l’absence de bugs). En quelque sorte, se concentrer sur l’impact plus que sur les livrables
    • Promouvoir les personnes (y compris jeunes) démontrant des attitudes agiles et collaboratives à des postes clés de l’entreprise
    • Challenger certaines règles établies ou croyances dans l’entreprise entravant l’agilité. Exemple, face à des conflits avec des services en manque de lits, le service des urgences d’un hôpital a changé complétement  ses « croyances ». Plutôt que d’œuvrer pour transférer le plus rapidement possible les patients vers les autres services (un mythe), ils ont travaillé sur un autre paradigme : accueillir le mieux possible les patients pour une durée indéfinie (la réalité). Ils ont ainsi créé l’accueil durable des malades vulnérables dans leur service (notamment en les installant d’emblée sur des matelas spéciaux réduisant les douleurs). Moins stressés, leurs comportements ont évolués vers plus de collaboration avec les autres services en toute intelligence de situation
    • Plus que des formations agiles, sensibiliser les personnes à la systémie (complexité en entreprise). Des jeux de simulation d’entreprise permettent d’expérimenter que l’excellence opérationnelle sur les tâches dans chaque département peut conduire à des résultats catastrophiques en bout de chaine (le client !) car les actions des uns entravent les actions des autres. Véritables révélateurs, les équipes comprennent ainsi les freins de leurs façons d’opérer (malgré la bonne intention) et adoptent beaucoup plus facilement les principes agiles orientés vers le client d’abord, la collaboration ensuite, puis la recherche de solutions pertinentes.
    • ...


  • Challenger les initiatives d’adaptation des méthodes agiles : Vos équipes ne veulent plus faire de rétrospectives sous prétexte qu’elles doivent se consacrer au développement technique. Avant d’accepter, quelques questions à se poser : est-ce difficile de parler des problèmes chez nous ? Cela entraîne-t-il trop de jugements personnels ? Les problèmes des coéquipiers sont-ils assez respectés ? Leur fait-on assez confiance ? Comment les managers « stressés par les résultats » sont-ils accompagnés à accepter les erreurs ? Avant d’accepter d’adapter les méthodes agiles à votre organisation, essayer de cerner pourquoi l’organisation ne souhaite pas retenir une routine en particulier ? Est-ce pour préserver inconsciemment le status quo ? Et si ces routines écartées étaient justement celles qui pouvaient vous rendre plus agiles en vous attaquant au problème de fond de votre organisation (comme créer une culture de confiance)?

Ce ne sont là que quelques exemples et réflexions pouvant aider une entreprise à devenir agile. Les leviers sont nombreux et doivent être adaptés sur mesure. L’agilité est bien plus qu’une méthode. C’est un état d’esprit. Manager l’agilité, c’est comme piloter un voilier. On connait sa route mais on est incapable de définir au préalable les actions que l’équipage devra réaliser. Il faudra manœuvrer en fonction des vents, des courants, de la météo. Il faudra improviser autant que planifier. Nul besoin de mener de grandes actions qui amèneraient beaucoup de résistance avec une perception de naviguer à contre-courant. Le secret des transformations réussies est d’appliquer les principes d’agilité à tous les niveaux de pilotage de l’entreprise, avec cohérence, persévérance, tout en testant les impacts sur les clients et les équipes comme le font les équipes agiles. Car avant toute chose, l’agilité doit permettre de simplifier, d’engager les équipes vers plus d’envie, d’autonomie, de rapidité, et de création de valeur au service du client… et non d'ajouter de nouveaux cadres non adaptés à la culture de l’entreprise. Par contre, avant d’adapter les méthodes agiles, posez-vous clairement la question : pourquoi ne souhaitons nous pas utiliser cette routine ? Est-ce que parce qu’elle challenge trop le status quo ? Si tel est le cas, vous saurez sur quel levier agir pour transformer votre entreprise et dans le cas contraire, allez-y, adaptez ! Et progressivement, grâce à cette détermination et cette cohérence, l’agilité deviendra partie intégrante de l’ADN de votre organisation.


Article rédigé par Christiane Brackman, coach en innovation et accompagnement au changement chez ActInedit https://www.actinedit.com/, brackman.christiane@orange.fr


Sources :

https://blog.usejournal.com/the-illusion-of-agility-what-most-agile-transformations-end-up-delivering-8f9aea54bdf6

https://medium.com/numa/agilité-pourquoi-aucune-méthode-ne-vous-rendra-pas-agiles-fps-2-36bcbbb68238

https://blog.doyoubuzz.com/l-histoire-de-l-agilité-chez-doyoubuzz-839b5dd1a0d9

https://blog.betomorrow.com/agilité-extrémiste-ou-raisonnable-le-match-8f4f6ec2a729




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